Ce n’est pas encore un des éléments les plus discutés ou contestés, mais le projet de loi réformant le code du travail comporte une proposition concernant les questions du fait religieux au travail et de sa prise en compte. Jusqu’à présent les seuls repères dont disposaient les différents acteurs concernés, notamment les entreprises, étaient les recommandations de la Halde, une jurisprudence qui a du mal à se stabiliser, et les déjà nombreux rapports rédigés sur le sujet.
Cette fois-ci, c’est le législateur qui se propose de fixer les règles et c’est déjà en soi une avancée. Toutefois il ne le fait pas en se contentant d’accompagner les pratiques qui semblaient peu à peu devenir la norme mais au contraire en proposant d’inverser la perspective. En effet l’article 6 de ce projet loi pose le principe que « la liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». En quoi cette proposition va à l’encontre de ce qui était attendu par la grande majorité des observateurs ? Avant de répondre à cette question il est important de souligner deux éléments.
Tout d’abord, cette question du fait religieux au travail est à relativiser sans pour autant la sous-estimer. Du côté des salariés et quelle que soit leur religion d’appartenance rare sont ceux qui manifestent d’une manière ou d’une autre leur croyance et leur pratique dans l’entreprise. Lorsqu’ils le font c’est le plus souvent pour demander un aménagement des plannings ou un jour d’absence pour assister à une fête ou respecter un rite. Les différentes études, notamment celles de l’Observatoire du fait religieux en entreprise, le montrent bien, alors que de plus en plus de managers se disent confrontés à cette question la part des cas bloquants et conflictuels reste limitée… même s’il est vrai qu’elle augmente. De manière générale près de 90 % des situations se règlent sans douleurs ni conflits. Pour autant il est aussi vrai qu’un peu plus de 10 % des cas posent de sérieux problèmes aux managers et aux entreprises. Mais ces situations de blocage relèvent d’une autre logique. Elles n’impliquent pas des personnes qui cherchent simplement à articuler leur pratique professionnelle et leur pratique personnelle (ici religieuse) et qui sont prêtes à discuter. Ces cas relèvent bien souvent de l’extrémisme et de la radicalisation et le paradoxe est qu’ils sont bien peu souvent au centredes préoccupations, des études et de l’action tant politique que managériale.
Ensuite, il faut noter que cette question ne se pose pas qu’en France. La Belgique, l’Italie, la Suisse, le Royaume Uni mais aussi le Canada ou les Etats-Unis y sont confrontés. Si en France presque la totalité des cas concerne la pratique de l’islam, ce n’est pas le cas ailleurs. Pour ne citer qu’un exemple, les turbans et les Kirpans des Sikh font régulièrement débat aux Etats-Unis et au Canada (Québec). En France comme en Amérique du nord, le repère pour la prise en compte du fait religieux est la notion d’accommodement raisonnable. C’est dans la manière de mettre en œuvre cette notion que la proposition de loi propose un renversement de perspective lourd de conséquences. Outre-atlantique le principe est celui du primat de la liberté religieuse des personnes. Il revient à l’entreprise de s’accommoder, dans les limites du raisonnable, de l’exercice de la liberté religieuse d’un salarié. Ainsi, avec comme limite la mise en cause de sa bonne marche et de sa performance, l’entreprise doit adapter son fonctionnement pour permettre à un salarié d’exercer sa liberté religieuse. En France l’approche, qui a semblé devoir devenir celle de référence avant cette loi, propose une démarche inverse. Il revient au salarié de s’accommoder - avec la même référence à la notion de « raisonnable » - des contraintes sur sa pratique que fait peser l’organisation. Dans les deux cas la liberté religieuse est au centre. Toutefois, dans le premier elle s’impose à l’entreprise alors que dans le second elle est contrainte par le fonctionnement de cette dernière.
Ce que propose cet article 6 de la proposition de loi est d’adopter la perspective nord-américaine. Ce n’est pas anodin y compris au-delà du périmètre de l’entreprise. En effet, cette question du fait religieux au travail pose directement celle de l’articulation entre des systèmes de règles qui transcendent les individus : la règle religieuse et celle de l’entreprise, à un autre niveau la règle religieuse et la règle républicaine. Il convient de rappeler que contrairement à ce qui est parfois affirmé, la France n’est pas un pays laïc. C’est l’Etat qui est laïc et non la France. La laïcité est un concept de droit public qui affirme la neutralité de l’Etat vis-à-vis des religions et qui exclut le fait religieux et l’influence religieuse de la sphère de l’Etat.
Pour autant les religions et la liberté religieuse ont toute leur place en France dans le respect des personnes et des institutions. Sauf à prétendre qu’il faudrait bannir toute expression religieuse des lieux publics - et donc de l’entreprise - la question n’est donc pas celle de la laïcité. La question est celle de savoir si une personne ou un groupe, voir une communauté, peut imposer sa pratique religieuse à son environnement, à charge pour ce dernier de s’en accommoder. Si cet article de la proposition de loi pose question, c’est qu’il induit ce renversement de perspective. Il induit de fait un mode de prise en compte de la question religieuse et de la place des religions dans la société qui tient davantage du communautarisme que de l’universalisme républicain.
En revanche il n’est pas certain qu’il permette aux entreprises d’y voir plus clair sur cette question et surtout il est peu probable qu’il leur permette de trouver des solutions aux situations les plus conflictuelles.
Lionel Honoré est professeur des Universités, directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise